Voici un texte de 1894 se rapportant à un économat crée par le curé de FRAGNY, celui même qui a crée l'imprimerie.
l'original est disponile à la Bibliothèque Nationale de France, merci de me pardonner les fautes de frappes.
UN ECONONAT PAROISSIAL
COMMUNICTION A LA RÉUNION ANNUELLE DANS La SÉANCE DU 18 MAI 1894
Je vous demande quelques minutes de votre bienveillante attention pour vous entretenir d'un économat de campagne que le hasard des voyages m'a fait récemment connaître et qui m'a paru se distinguer par certaines particularités intéressantes. Les économats supposent, en général, un personnel ouvrier plus ou moins considérable, presque toujours placé sous la direction d'une grande compagnie ou d'un grand industriel. Il n'en est pas de même de celui-ci : c'est un économat créé au fond des bois, pour, des bûcherons, par un curé.
La localité où il fonctionne s'appelle Fragny. C'est un hameau de 500 à 600 âmes, situé dans le voisinage immédiat d'Autun. Quand on sort de la vieille cité éduenne par le faubourg Saint-Blaise, on laisse à droite la grand-route conduisant au magnifique parc de Mont-Jeu et l'on s'engage par un chemin étroit et sinueux, dans une gorge boisée qui, après une heure de rude montée, débouche sur un plateau. On monte encore, par une pente très douce, pendant près d'une demi-heure; on découvre une église neuve, qui se dresse presque au point culminant et l'on est arrivé à Fragny.
On n'est pas à plus de 6 ou 7 kilomètres d'Autun ; on-se trouve même encore sur son territoire, car le hameau de Fragny dépend de la paroisse de Couhard, qui fait partie de la ville mais, en réalité, on vient d'accomplir un petit voyage et l'on entre presque dans un autre monde. En effet, si l'on a fait moins de 2 lieues, on s'est élevé, en une heure, de 200 à 300 mètres. On a perdu de vue la fertile vallée de l'Arroux au milieu de laquelle se dresse Autun ; on se trouve dans un pays d'aspect sévère, imposant, presque sauvage. L'air y est très vif et le climat rigoureux. A perte de vue se déroule un vaste plateau ondulé, coupé de bois, de prairies et de rares champs cultivés, au milieu desquels on distingue à peine ça et là quelques maisons éparses. A gauche s'étend la belle et vaste forêt domaniale de Planoise, avec ses futaies de hêtres. A droite, le regard embrasse un immense horizon : par-dessus les déclivités du sol, il plonge sur les coltines boisées et bleuâtres de la, région d'Uchon; dans le lointain, il aperçoit les fumées grises du Creusot. Un vent froid balaie presque constamment le plateau, qui, l'hiver, est souvent recouvert de neige.
Les habitants, — les rares habitants disséminés sur ce pauvre coin de terre, sont âpres et pour ainsi dire incultes comme leur climat et leur sol. Perdus entre deux forêts immenses, c'est du bois qu'ils tirent leur travail, leur subsistance et leurs principales ressources. Ils sont un peu laboureurs, un peu éleveurs, mais surtout bucherons, charbonniers et sabotiers; véritables hommes des bois, n'ayant avec la ville que des relations rares et difficiles, sans culture intellectuelle, presque sans culture morale, à la merci de quelques détaillants qui en abusent.
Avant 1891, on ne faisait pas le pain dans le hameau, c'était deux boulangers d'Autun qui l'apportaient. Il n'y avait point de bouchers : chacun tuait ce qu'il pouvait et quand il pouvait. En revanche, on ne comptait pas moins de huit cabaretiers et de quatre épiciers qui étaient en même temps débitants de boissons, Le cabaretier était, comme on le voit, le roi du pays. C'était lui qui était l'intermédiaire obligé entre le hameau et la ville. C'était lui qui, par le crédit fait à ses clients, tenait pour ainsi dire le paysan dans sa main. C'était chez lui qu'on se réunissait, et l'on peut aisément deviner dans quel sens s'exerçait son influence. Les effets, d'ailleurs, n'avaient pas tardé à s'en faire sentir: l'endettement, le désordre, l'ivrognerie et la débauche avaient fait des progrès effrayants parmi les habitants, et ces pauvres gens, perdus au fond de leur forêt, livrés sans défense à l'exploitation matérielle et morale des intermédiaires aussi bien que des sectaires, glissaient de plus en-plus sur la pente qui mène à la dégradation.
Telle était la situation quand le curé de la nouvelle paroisse, M. l'abbé Moulin, commença son ministère. Il jugea avec raison qu'il convenait de s'occuper des intérêts matériels de ses ouailles aussi bien que de leurs intérêts spirituels et que soulager leur misère, améliorer leur rude et difficile existence était non seulement le meilleur moyen de se les concilier, mais encore l'accomplissement d'un devoir de charité chrétienne.
Dans ce but, la première chose à faire était de leur assurer une alimentation plus saine et moins coûteuse en leur procurant au prix de revient les denrées de première nécessité. De là l'idée de l'économat.
Mais comment la réaliser? Le pauvre curé n'avait ni la marchandise, ni le magasin, ni les fonds nécessaires ; mais il avait, avec la foi, une volonté tenace et ingénieuse. Voici donc comment il s'y prit. Un groupe de personnes charitables d'Autun, à commencer par la plus qualifiée de toutes pour l'exercice de la charité. s’associèrent en vue de la création de l'économat. Un comité fut formé par elles, une somme de 1500 francs fut réunie et confiée au de curé de Fragnv. De ces 1500 francs, on mit les deux tiers en réserve, les 500 francs restants servirent de fonds de roulement.
C'est avec cette petite somme que l'économat commença C'était vers la fin d'août 1891. On acheta d'abord un peu d'épicerie aux épiciers en gros de la ville d'Autun, et aux prix du gros; quelques quartiers de lard aux gros charcutiers d'Autun ou du Creusot, aux prix du gros et du demi-gros, quelques pièces de vin à des propriétaires également aux prix du gros. Le tout devait être revendu au prix coûtant, sauf un très léger écart suffisant pour couvrir les frais d'administration, et pour donner plus tard un boni aux consommateurs.
On avait donc les fonds et les denrées, mais comment et par qui se ferait le débit ? Voici comment le problème fut résolu. Le premier magasin fut ouvert chez un charbonnier, qui consentit à le tenir dans sa maison même, avec le concours de sa femme, Quelques planches, une balance et des poids suffirent à l'installation. L'homme avait une charrette et un cheval : il se chargea des transports, moyennant 1 franc par 100 kg de marchandises à partir d'Autun. Quant à sa femme, elle reçoit, pour la tenue du magasin, une somme proportionnelle au chiffre des ventes et qui s'élève à 40 francs, quelquefois à 45 et 50 francs par mois.
Restait à attirer la clientèle. Ce fut facile. Il suffit, pour cela, de lui offrir des tarifs inférieurs à ceux des cabarets : la comparaison se fit d'elle-même, et les acheteurs affluèrent.
Ils affluèrent si bien que les cabaretiers s'en aperçurent et jetèrent les hauts cris. Menaces, insultes, plaintes à la sous-préfecture, plaintes à l'évêché, pétitions, dénonciation du curé que l'on accusait de faire le commerce. On vit se produire toute la série bien connue des manœuvres habituelles aux débitants troublés dans leur exploitation, mais tout fut inutile. Une enquête démontra la parfaite régularité des opérations : elle prouva que le curé se bornait à agir pour le compte du comité de l'œuvre et à tenir les comptes; que l’œuvre elle-même ne réalisait aucun bénéfice, qu'elle opérait comme simple intermédiaire gratuit et bénévole, à la façon d'un syndicat; que la population de Fragny en appréciait les avantages et en désirait le maintien. Messieurs les débitants en furent donc pour leurs plaintes, et, pour prévenir l'abandon complet de leurs boutiques, ils se virent réduits à la cruelle nécessité de baisser leurs prix.
L’Economat n'en continua pas moins ses progrès. En décembre 1891, il ouvrit un second magasin, dans les mêmes conditions que le premier. Il étendit ses opérations. Il s'adressa de plus en plus aux producteurs directs, acheta les porcs sur pieds, et les fit abattre, saler, etc., par deux hommes et deux femmes choisis dans sa clientèle. Quant à l'épicerie, il la tira en partie d'Autun, en partie de Marseille et, du Havre. Puis il entreprit la fabrication du pain : achetant le blé au cultivateur, payant au meunier 23 centimes de frais de mouture et confiant la cuisson à cinq de ses clientes, moyennant 4 francs pour 125 kilogramme de pain.
Grâce à cette organisation, voici à quels prix l'économat a fini par livrer les denrées aux consommateurs :
La farine de première qualité se vend 29 centimes le et la farine bise, « tout venant », 27 centimes ; le pain est livré au prix de 28 centimes le kilo. Chez les détaillants il coûtait 5 centimes de plus.
Pour le lard, le prix est de 80 centimes la livre, et pour le jambon, de 90 centimes à 1 franc. Les détaillants faisaient payer 5 centimes de plus par livre.
L'économat livre le sucre -à 65 centimes la livre, et le café à 5 fr. 60 le kilo.
Quant au vin, il le fournit en fût pour 40 et 35 centimes le-litre, net de tous frais. Les débitants, à l'origine, le faisaient payer de, 65 à 70 centimes au détail.
Le tarif que nous venons de reproduire n'est, d'ailleurs, qu'un tarif maximum. Il comporte quelques atténuations en faveur des chefs de famille. Ceux-ci, groupés en association paroissiale, au nombre de trente-cinq ou trente-six, obtiennent des réductions de 6 % sur le pain et de 3 % sur les autres denrées.
La clientèle régulière de l'économat comprend une cinquantaine de familles, environ la moitié de la, population. Presque toutes ont besoin qu'on leur fasse crédit, et l'économat le leur accorde, suivant leur solvabilité, leur moralité et leur situation, jusqu'à concurrence de six semaines environ. Une ou deux familles seulement paient comptant : le jour où toutes y arriveraient, l'économat pourrait se transformer en société coopérative.
Tous les détaillants ont dû baisser leurs prix de vente au niveau de ceux de l'économat. Il en est résulté, pour le consommateur, une économie d'environ : 12 % sur les farines, 17 % sur le vin, 10 % sur l'épicerie, 11% sur le lard et 14 % sur le schiste.
Mais là ne se borne pas le bienfait résultant de l'économat. Les bonis qu'il réalise sont, tous frais payés, répartis entre les consommateurs, mois par mois, et en proportion du chiffre de la consommation de chacun. Chaque famille reçoit, de ce chef, en moyenne, une petite somme de 1 fr. 50 à 2 francs par mois : c'est un avantage qu'elle ne trouve pas chez les détaillants.
Les résultats matériels de cette intelligente organisation ont été les suivants : en 1892, les achats se sont élevés à la somme de 43,400 francs, auxquels il convenait d'ajouter pour 1,923 francs de marchandises en magasin, à la fin de 1891, soit, en tout, 45.323 francs de passif.
Les ventes ont atteint le chiffre de 47.107 francs, plus 5,234 francs de marchandises en magasin au 31 décembre 1892, d'où ressortait un actif de 52.341 francs.
La différence, de 7,018 fr. 65, avait été ainsi employée :
Achat-de mobilier. . ....................................... 446 fr. 10.
Frais généraux ....................................... 5.242 05.
Pertes à prévoir ............................................... 120 00.
Versement à l'association des pères de famille.............. 200 00.
Enfin, 1,010 fr. 50 avaient été versés à la réserve.
En 1893, le développement des affaires a permis, comme nous l'avons dit plus haut, la distribution de dividendes aux clients de l'économat.
Celui-ci vend maintenant en moyenne, pour 900 francs de pain et de farine par mois, et pour 500 francs des autres denrées vin, épicerie, lard.
L'épargne résultant de l'abaissement des prix de vente est pour les 50 familles qui se fournissent à l'économat, évaluée, au minimum, à 10 % sur une consommation moyenne de 700 francs par famille. L'économie est donc de 3 500 francs pour tous les clients de l'économat ; mais, comme l'autre moitié de la population, qui ne s'adresse pas encore à l'économat, bénéficie, de son côté, du rabais auquel la concurrence a contraint les détaillants, l'économie totale pour Fragny et les environs ne représente pas moins de 7,000 francs par an.
Voilà pour les résultats matériels. Le résultat moral n'a pas été moins considérable. Le règne des cabaretiers-épiciers est fini dans le hameau de Fragny. Ils ont cessé d'appauvrir leur clientèle par l'exagération de leurs prix, de la mener à l'expropriation par un crédit savamment ménagé et de la dominer par leur situation de créanciers perpétuels. A l'heure présente, les chefs de famille s'éloignent des cabarets, les bals publics deviennent rares, la tranquillité règne dans le hameau; les habitants, ayant vu le prêtre s'intéresser à leur bien-être matériel, ont perdu une partie de leurs préjugés, se sont rapprochés de lui, et, peu après, sont venus en plus grand nombre demander à l'église les secours spirituels dont elle est la dispensatrice.
Le temps me manque, Messieurs, pour vous entretenir des autres œuvres créées par M. le curé de Fragny, notamment de la petite imprimerie qu'il a établie auprès de l'école des Sœurs et sous leur direction, pour occuper les jeunes filles du hameau pendant les longs mois d'hiver.
Je me borne à mentionner en passant cette fondation, et je conclus en signalant à toute votre attention les résultats vraiment surprenants qu'un pauvre prêtre de campagne, dans un pays perdu et sans ressources, a pu obtenir à force d'énergie et de persévérance. Il y a là un grand exemple qui mériterait de trouver des imitateurs dans nos communes rurales, et qui pourrait, je crois, être aisément suivi dans presque toutes les localités où la grande, ou même la moyenne propriété, est représentée. Le peuple de la campagne, comme celui des villes, a de plus en plus besoin d'être défendu contre l'exploitation scandaleuse du détaillant qui d'ordinaire le gruge, l'empoisonne et en fait, par surcroît, son serf politique. Presque toujours, sans doute, on éprouvera des difficultés, surtout au début : on aura à lutter contre l'hostilité des débitants et des politiciens de village, contre la défiance du paysan auquel les présents du grand propriétaire ou du bourgeois sont généralement suspects ; mais nous croyons pouvoir affirmer que, dans la plupart des cas, si l'on sait s'y prendre, ces préventions ne tiendront pas devant les résultats sensibles et les avantages palpables d'un économat ou d'une société coopérative menés avec prudence, avec persévérance et désintéressement. L'œuvre est certainement plus facile pour des laïques que pour un prêtre; elle offre pour eux moins d'inconvénients, moins de périls que pour lui, et elle n'exige pas de grandes ressources pécuniaires, puisqu'il a suffi à l'économat de Fragny d'une mise de fonds de 1,500 francs pour faire, en une année, près de 50.000 francs d'affaires. Dans tous les cas, ne faut-il pas essayer? La propagation, la multiplication des œuvres de patronage, de rapprochement entre les classes, de paix sociale sont, -- n'est-il pas vrai? — un devoir pour tous ceux à qui Dieu a donné l'argent, le loisir et l'instruction nécessaires. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Le Play. C'est dans ses œuvres que M. le curé de Fragny a trouvé l'idée première et l'inspiration de son économat; il me l'écrivait hier encore, dans une lettre qui m'est parvenue ce matin même et qui se termine par ces mots qu'il m'est doux de vous communiquer en terminant :
« Je suis heureux d'avoir pu lire Le Play et appliquer quelque peu des saines doctrines dont il s'est fait l'ardent apôtre. »
René LAVOLLEE.
Si les classes dirigeante de l’un des peuples placés à la tête des Européens se préoccupaient avant tout de donner l’exemple de la vertu ; si elles inculquaient à chaque citoyen soumis à leur autorité le sentiment de ses devoirs envers Dieu, la famille et la patrie ; si seulement elles parvenaient à détruire chez leur leurs subordonnés l’ivrognerie et les autres vices grossiers, elles auraient plus fait pour la puissance de leur pays que si elles en avaient doublé la richesse par le travail, ou le territoire par la conquête. Elles provoqueraient d’ailleurs ces améliorations en stimulant chez les classes inférieures le goût du travail et de l’épargne, plus sûrement qu’en cherchant à accroître leur bien-être matériel.
LE PLAY, La. Réforme sociale en France, 2,II.